La Cour de justice se prononce en matière de groupe social sur la protection des homosexuels -
Marie-Belle Hiernaux, Juriste ADDE a.s.b.l., et Jamila Arras, stagiaire ULB

La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée ce 7 novembre sur la question l’appartenance des demandeurs d’asile homosexuels à un certain « groupe social » au sens de la Convention de Genève et de l’article 10, §1, d) de la directive qualification[1].

Saisie de 3 questions préjudicielles de la part du juge néerlandais, concernant des ressortissants homosexuels du Sierra Leone, d’Ouganda et du Sénégal, la Cour reconnaît formellement que les personnes homosexuelles appartiennent à un certain groupe social, et établit qu’il n’y a pas d’obligation d’adopter un comportement discret dans le pays d’origine pour éviter les persécutions, deux avancées pour lesquelles l’arrêt a été largement salué[2]. Néanmoins, sur la définition de groupe social des homosexuels, la Cour semble développer une approche assez stricte dont la portée nous semble devoir être nuancée.

Nous proposons, dans cet éditorial, de revenir sur l’analyse de la Cour vis-à-vis de chacune de ces questions.

Sur la question de savoir si les demandeurs d’asile homosexuels peuvent être considérés comme formant un certain groupe social, la Cour se réfère à l’article 10, §1 de la directive qualification, qui définit l’appartenance au groupe social en fonction de deux conditions : « les membres du groupe doivent partager une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce », et le groupe « doit avoir son identité propre dans le pays tiers en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante».

La Cour procède à l’analyse sous l’angle des deux caractéristiques qu’elle estime cumulatives[3]. Elle considère d’abord que l’orientation sexuelle d’une personne est une caractéristique à ce point essentielle pour son identité que la première condition est remplie. Elle en veut pour preuve la mention de l’orientation sexuelle au point d) de la directive.

Ensuite, la seconde condition présuppose que le groupe soit perçu par la société environnante comme étant différent. La Cour admet, à cet égard, « que l’existence d’une législation pénale telle que celles en cause dans chacune des affaires au principal, qui vise spécifiquement les personnes homosexuelles, permet de constater que ces personnes constituent un groupe à part qui est perçu par la société environnante comme étant différent ». [4]

Ainsi, selon la Cour, l’article 10, §1, sous d) doit être interprété en ce sens que l’existence d’une législation pénale visant spécifiquement les personnes homosexuelles permet de constater que ces personnes forment un certain groupe social.

Dans l’interprétation textuelle et restrictive que fait la Cour, ces deux conditions sont cumulatives. Or, elles témoignent de deux approches du groupe social, à savoir, celle dite « des caractéristiques protégées » et celle de la « perception sociale », conçues comme alternatives, dans la définition de l’UNHCR[5]. A noter que la définition de groupe social reprise en droit belge dans l’article 48/3, §4, d), de la loi sur le séjour est précédée par les termes « entre autres », ce qui laisse à penser que le législateur a adopté une position large de la définition de groupe social. On peut se demander si l’ajout dans la directive « refonte »[6] des précisions qu’il y a lieu de « prendre dûment en considération les aspects liés au genre, y compris l’identité de genre, aux fins de la reconnaissance d’un certain groupe social ou de l’identification d’une caractéristique d’un tel groupe », n’est pas de nature à questionner la position de la Cour.

La Cour répond ensuite à la question de savoir si le seul fait de pénaliser les actes homosexuels constitue un acte de persécution. Elle rappelle quels éléments permettent de considérer des actes comme des persécutions au sens de la convention de Genève. Ils doivent être suffisamment graves pour constituer une violation des droits fondamentaux, en particulier les droits absolus auxquels aucune dérogation n’est possible. Une accumulation de diverses mesures suffisamment grave pour affecter un individu de manière comparable peut également être considérée comme une persécution. La Cour insiste sur le niveau de gravité que doit atteindre la violation des droits fondamentaux pour constituer une persécution et précise que toute violation des droits fondamentaux d’un demandeur d’asile homosexuel ne sera pas constitutive de persécution.

Elle constate ensuite que les droits fondamentaux liés spécifiquement à l’orientation sexuelle (article 8 CEDH)  ne figurent pas parmi les droits fondamentaux auxquels aucune dérogation n’est possible. Ainsi, la Cour considère que « la seule existence d’une législation pénalisant les actes homosexuels ne saurait être considérée comme un acte affectant le demandeur de manière si significative qu’il atteint le niveau de gravité (…) nécessaire ».[7]

Elle conclut que  la seule pénalisation des actes homosexuels ne constitue pas un acte de persécution mais qu’une peine d’emprisonnement peut constituer un acte de persécution, pourvu que la sanction soit effectivement appliquée.

En effet, selon la Cour, une telle peine porte atteinte à l’article 8 de la CEDH, et constitue une sanction disproportionnée ou discriminatoire au sens de l’article 9, §2 sous c) de la directive[8].

Elle ajoute qu’il appartient aux autorités nationales de procéder à un examen approfondi de tous les éléments pertinents concernant le pays d’origine, y compris les règlementations et la manière dont elles sont appliquées.

Il nous semble que la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers est conforme à cette approche, qui correspond également la position de l’UNHCR qui précise cependant : « Même si elles sont mises à exécution irrégulièrement, rarement ou jamais, des lois criminelles qui interdisent les relations entre personnes de même sexe  peuvent conduire à une situation intolérable pour une personne LGBT, pouvant atteindre une persécution. Selon le contexte national, la criminalisation des relations entre personnes de même sexe peut créer ou contribuer à un atmosphère d’oppression d’intolérance et conduire à une menace de persécution pour de telles relations (…) »[9].

Finalement, la Cour se questionne sur la possibilité, lorsque le demandeur ne peut faire état d’une persécution déjà subie, d’exiger qu’il évite le risque de persécution en cas de retour en dissimulant son homosexualité, ou en faisant preuve d’une certaine réserve. 

Elle précise d’abord que l’orientation sexuelle ne doit pas s’entendre comme un acte délictueux au sens de la législation nationale des Etats membres, et qu’en dehors de ceux-ci, la directive ne prévoit pas de limitations dans l’attitude des membres du groupe social par rapport à leur identité, ou aux comportements entrant ou non dans la notion d’orientation sexuelle. Ensuite, pour la Cour, le fait qu’il ressorte expressément du texte de la directive que la notion de religion recouvre la participation à des cérémonies de culte privées ou publiques ne suffit pas à déduire de l’absence d’une telle mention s’agissant de l’orientation sexuelle, que celle-ci recouvre uniquement les actes de la sphère privée.

Exiger des membres d’un groupe social partageant la même orientation sexuelle qu’ils dissimulent cette orientation est contraire à la reconnaissance même de leur appartenance à un groupe social. Par conséquent, la Cour considère que l’on ne peut attendre  d’un demandeur d’asile qu’il dissimule son homosexualité dans son pays d’origine afin d’éviter d’être persécuté.

Concernant la réserve dont ce demandeur d’asile devrait faire preuve, la Cour rappelle que les autorités compétentes doivent apprécier l’importance du risque de subir effectivement des persécutions conformément aux règles figurant notamment à l’article 4 de la directive[10]. Aucune de ces règles n’indique qu’il faut prendre en considération la possibilité qu’aurait le demandeur d’éviter ce risque. Par conséquent, le fait qu’un demandeur d’asile pourrait éviter ce risque de persécution en faisant preuve d’une réserve plus grande qu’une personne hétérosexuelle dans l’expression de son orientation sexuelle n’est pas à prendre en compte.

Cette position devrait renforcer la tendance majoritaire au sein du Conseil du Contentieux des étrangers.

A la lecture de cet arrêt, on peut se réjouir de ce que la Cour reconnaît formellement que les personnes homosexuelles appartiennent à un certain groupe social et établit partant qu’il n’y a pas d’obligation de discrétion.

Par contre, on peut d’une part regretter que la Cour adopte une interprétation restrictive de la notion de groupe social en examinant les deux conditions de l’article 10 de façon cumulative. Ensuite, s’agissant de la condition d’« avoir son identité propre dans le pays tiers en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante », on peut se demander[11] si cette perception ne pourrait pas être établie par d’autres moyens que l’existence d’une loi pénale, par exemple, via des rapports d’ONG sur l’homophobie ambiante, le constat de l’absence de protection de la part des autorités, etc. Au vu notamment de l’objectif de protection rappelé par la Cour en son § 72, il ne nous semble pas que le raisonnement développé ici par la Cour devrait exclure d’autres possibilités d’établir pour autant que de besoin la « perception sociale ». Cette solution va également dans le sens des principes directeurs du HCR sur la question selon lesquels : « lorsque les pratiques homosexuelles ne sont pas considérées comme un délit, un demandeur peut malgré tout établir une demande justifiée si l’Etat tolère des pratiques discriminatoires ou l’existence d’un préjudice ou encore si  l’Etat n’est pas en mesure de protéger le demandeur contre un tel préjudice »[12].



[1] Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, Journal officiel n° L 304 du 30/09/2004 p. 0012 – 0023. Cette directive a été remplacée par la directive 2011/95/UE du parlement européen et du conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), JO L 337/9, dont la plupart des dispositions sont applicables au 22 décembre 2013.

[2] Alerte presse du 7 novembre 2013 de l’ORAM (Organization for refuge, asylum and migration) et Communiqué de presse du 7 novembre 2013 du European Parliament’s Intergroup on LGBT Rights

[3] §45.

[4] §48.

[6] Op. cit.

[7] §55

[8]§57.

[9] Guidelines on International Protection no. 9: Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation and/or Gender Identity within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and/or its 1967 Protocol relating to the Status of Refugees, §27, traduction libre.  http://www.unhcr.org/50ae466f9.pdf 

[10] Sur la question de la discrétion, voyez, en ce qui concerne la persécution religieuse, CJUE, Y et Z c/ Allemagne, 5 septembre 2011, RDE, n° 21012, p. 489, observations de N. Souleymane.

[11] Voyez l’analyse de Marie-Laure Basilien-Gainche et Caroline Lantero, « Statut de réfugié et appartenance à un groupe social : Une victoire à la Pyrrhus pour les personnes homosexuelles » in Lettre « actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 13 novembre 2013 et celle de Joanna Pétin, « La Cour de Justice et les persécutions fondées sur l’orientation sexuelle, un tournant de la protection internationale ? CJUE, 7 novembre 2013, X., Y. et Z., C-199/12, C-200/12 et C-201/12, 15 novembre 2013

[12] Guidelines on international protection, 2002, § 17